22 novembre 2010

Fils d'Ouranos

Borgne. Il n’avait qu’un œil.  Né ainsi, dira-t-on pour simplifier les choses. Si on étoffait un peu l’histoire, on apprendrait que sa mère n’avait guère une hygiène irréprochable et que son entrejambe était telle que lorsqu’elle a mis bas, les germes ont attaqué la cornée du môme et qu’on n’a pu lui sauver qu’un seule organe visuel. En sus de son hygiène déplorable, sa bourse était de même. Sauver les deux ne fut pas envisageable.

Il a donc été amputé. Après quelques mois de souffrance, intense. Cela doit faire de lui le seul homme capable de se souvenir de sa prime enfance. Une brûlure constante, les baumes inutiles qui, non contents de nourrir le germe, attaquaient ses paupières. Ce furent ses larmes qui le sauvèrent, l’autre. Le gauche était mort. Canal lacrymal bouché.

Si on avait consulté de meilleurs médecins, si on avait vu, si on s’était vraiment inquiété… Si, si, si. On aurait pu. Si on s’était donné la peine. Mais on n’avait rien fait. On avait mis de la pommade. Tout plein, trop. On n’avait pas vu qu’un œil ne pouvait plus pleurer. Il en était mort, l’œil. L’enfant n’était pas laid, dérangeant, surtout. Il avait de beaux cheveux et des mains magnifiques… C’était tout ce qu’on osait regarder.

Difficile enfance durant laquelle il lui fallut se protéger des attaques sur la boule qui lui emplissait l’orbite. Attaques qu’il ne voyait pas venir, on y prenait garde. Enfance où il lui fallut supporter les plaisanteries durant les parties de billes. Il trichait, il avait toujours un calot d’avance. Enfance où personne n’incarna mieux que lui, les pirates ou les bandits. Il eut ses bons jours !

Au sein de sa promo, bien plus grand, il acquit de par son bagout, une renommée bien méritée. Nul complexe sur cette orbite de verre rebouchée. On le sacra même roi ! Le roi cyclope ! De sa verve on comprenait que nous n’étions qu’aveugles et qu’il méritait ce titre. Homme devenu, politique, président, peut-être. Un jour, on n’en doutait pas. Puis l’accident.

Fulgurante douleur lorsqu’il s’éveille. Et des souvenirs épars, ancrés dans sa tête, sans vouloir se mettre en ordre. Il souffre. Il porte les mains à sa tête recouverte d’un bandage, tente de se rappeler. Un son, un éclair, une douleur. Le noir. Le noir. Le noir. Et ses mains sur le bandage. Et le bandage sur sa tête. Sur ses yeux. Et le noir. Et la peur. Et le mal. Ce n’était pas un accident.

Campagne électorale, il accompagnait sa tête de liste. Comme souvent. Un reflet qui attira son œil valide. Il se mit, on ne sait pourquoi, peut-être une histoire de meilleure amitié de toute la vie, devant celui qui devait être élu. Un bruit, une douleur, il s’effondra. Il restera endormi longtemps, on n’aura même pas eu besoin de l’endormir pour l’opérer.

L’équipe médicale vient. Le silence est lourd. On a une mauvaise nouvelle à annoncer à monsieur. Que monsieur se rassure, mis à part cela, monsieur n’a rien.

Monsieur tremble. Il a peur de comprendre.

On a tenté de faire ça proprement, de nos jours, ça ne se voit pas, monsieur. On ne pouvait rien faire, vraiment, on est désolé. On va défaire le pansement que monsieur puisse voir par lui même. Heureusement que le gauche n’a rien, pas une égratignure. Mais le droit… Oui, on va le dire, c’est que ce n’est pas facile, monsieur. Monsieur est borgne.

1 commentaire:

Castor tillon a dit…

Pour jouer un tour pareil à son personnage, faut vraiment être une vilaine.
Bien documenté, bien amené, ce petit texte est une réussite, et la cruauté finale a réussi à me surprendre.
On saluera ici la délicatesse de Yunette qui a choisi de parler de Cyclope, et non de son papa Ouranos qui lui aussi, a perdu une ou deux parties de son anatomie...